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Salaman reçoit un visiteur

Par un froid matin d’été noyé dans le brouillard, le roi Salaman de Yissou sortit à la première heure en compagnie de Biterulve, celui de ses nombreux fils qu’il préférait, pour faire sa tournée d’inspection du grand mur d’enceinte toujours inachevé.

Il ne se passait pas un seul jour sans que le roi sortît de son palais au cœur de la cité pour aller inspecter les travaux de construction du mur. Debout au pied de l’ouvrage, il levait la tête vers les merlons et les embrasures, évaluant leur hauteur, l’âme dévorée par l’anxiété. Puis il montait par l’un des nombreux escaliers et suivait le chemin de ronde. L’immense parapet noir, aussi imposant qu’il fût, ne lui semblait jamais suffisamment haut pour apaiser son anxiété. Dans les pires moments d’inquiétude fébrile, il imaginait des échelles chargées de grappes de hjjk apparaissant brusquement au sommet du rempart. Il imaginait des cohortes furieuses de hjjk franchissant la muraille et se répandant dans les rues de la cité.

Les tournées d’inspection de Salaman avaient ordinairement lieu à l’aube et toujours dans la solitude. Si un passant venait à le voir à cette heure matinale, il détournait les yeux afin de ne pas déranger le roi sur son rempart. Personne, pas même ses fils, ne lui adressait la parole dans ces circonstances. Personne ne s’y serait risqué.

Mais, ce matin-là, Biterulve avait demandé à son père s’il pouvait l’accompagner et Salaman avait accepté sans hésiter. Jamais il ne refusait rien à Biterulve. À l’âge de quatorze ans, le sixième des huit princes engendrés par Salaman, l’unique garçon de Sinithista, était un enfant si frêle, si doux et si différent des autres que son père en était venu à douter qu’il fût de son sang. Mais il avait gardé ses doutes pour lui et ne le regrettait pas. Biterulve était aussi mince et svelte que Salaman et ses autres fils étaient râblés, et il avait une fourrure étonnamment pâle, de la couleur d’un champ de neige à la clarté de la lune, alors que celle de Salaman et du reste de sa progéniture était très foncée. Mais les yeux d’un gris froid de Biterulve étaient sans conteste ceux du roi et, bien que moins ardent de nature que son père et ses frères, il avait un esprit souple dans lequel Salaman se retrouvait.

Ils quittèrent le palais avant l’aube. Salaman observait du coin de l’œil son fils qui conduisait fermement son xlendi, tenant la bride haute à l’animal agile pour le diriger dans les rues étroites et sinueuses, et freinant habilement son allure quand un travailleur matineux tirant un fardier débouchait brusquement à l’angle d’une rue.

L’une des hantises de Salaman était que ce fils si doux ne le soit trop. Il redoutait que Biterulve soit dépourvu de tout esprit guerrier et qu’il soit incapable de tenir son rang quand les hjjk lanceraient enfin l’assaut qu’il appréhendait depuis si longtemps et qu’arriverait le temps des calamités. Salaman ne redoutait pas le déshonneur, car il savait que ses autres fils auraient une conduite héroïque, mais il ne voulait pas que le garçon souffre quand les hordes barbares d’insectes déferleraient sur la cité.

Peut-être me suis-je mépris sur son compte, se dit Salaman en regardant le jeune homme talonner fièrement sa monture dans les rues silencieuses.

Le roi éperonna son xlendi et rattrapa son fils au moment où il débouchait du dédale de petites rues dans les larges avenues menant au mur d’enceinte.

— Tu montes très bien, cria Salaman. Bien mieux que je n’en avais gardé le souvenir.

Biterulve tourna la tête pour le regarder par-dessus son épaule, un grand sourire aux lèvres.

— J’ai fait des promenades presque tous les jours avec Bruikkos et Tanthiav. Ils m’ont appris quelques trucs.

Le roi se sentit brusquement alarmé.

— À l’extérieur du mur, tu veux dire ?

— Il n’est pas très facile de se promener à dos de xlendi dans les rues de la cité, répliqua le garçon avec un petit rire.

— C’est juste, reconnut le roi à contrecœur. Et que pouvait-il donc lui arriver ? Bruikkos et Tanthiav n’auraient certainement pas commis l’imprudence de s’aventurer trop loin, là où ils risquaient de tomber sur une bande de hjjk. Si le petit veut aller se promener avec ses frères, songea Salaman, je ne dirai rien. Je ne dois pas le protéger à l’excès si je veux faire de lui un vrai prince, si je veux faire de lui un vrai guerrier.

Ils avaient atteint le mur. Ils descendirent de leur xlendi et attachèrent les montures à des piquets. Le brouillard se dissipait et les premières traînées grises du jour apparaissaient dans le ciel.

Salaman se sentait étonnamment détendu. Il était en général maussade et préoccupé, mais, ce matin-là, il avait l’esprit libre et serein, et le corps apaisé. Il avait passé la nuit avec Vladirilka, sa quatrième et plus récente compagne. Il avait encore son odeur sur sa fourrure et sa chaleur sur son corps.

Il était certain d’avoir engendré un fils pendant l’accouplement de la nuit. Salaman était persuadé que l’on peut savoir quand on produit un fils et il ne faisait aucun doute pour lui que tel était le cas.

Il avait tant de filles qu’il lui était difficile de se souvenir de tous leurs noms et il n’en voulait plus d’autres. Les femmes avaient détenu le pouvoir dans le cocon et il savait que c’était encore une femme qui dirigeait la cité de Dawinno. Mais, dès les premiers temps, Yissou avait été une cité faite pour les hommes. Salaman avait toujours respecté Koshmar de son vivant et il avait une bonne opinion de Taniane, mais jamais une femme ne serait à la tête de sa ville.

C’étaient des fils qu’il voulait, une quantité de fils. Un roi, pensait-il, n’avait jamais trop de fils. Fonder une dynastie est comme bâtir un mur : il faut regarder au-delà de l’avenir immédiat et se préparer au pire. C’est pourquoi Salaman avait déjà engendré huit garçons et il espérait bien en avoir ajouté un neuvième pendant la nuit. Si ce n’était pas Chham qui lui succédait sur le trône, ce serait Athimin et, sinon, ce serait Poukor, ou Ganthiav, ou bien Bruikkos, ou encore l’un des plus jeunes princes. Le prochain roi serait peut-être même celui qu’il avait engendré pendant la nuit, avec Vladirilka. Ou bien un garçon qui n’était pas encore conçu, né d’une compagne qu’il n’avait pas encore choisie. Une seule chose était certaine : la royauté ne reviendrait pas à Biterulve. C’était un garçon trop sensible et trop compliqué. Salaman le voyait plutôt occuper une charge de conseiller de la couronne. Chham ou Athimin étaient mieux armés que lui pour affronter les dures réalités du pouvoir royal.

Mais il avait encore largement le temps de préparer sa succession. Salaman venait à peine d’atteindre sa soixantième année. Il n’ignorait pas que certains le considéraient comme un vieillard, mais il était loin de partager cette opinion. Il pensait, pour sa part, être encore dans la force de l’âge et soupçonnait que la jeune et douce Vladirilka, encore endormie avec la chaleur du roi dans son ventre, ne le contredirait pas sur ce chapitre.

Biterulve montra du doigt le plus proche des escaliers qui permettaient de gagner le sommet du rempart.

— Nous allons monter, père ?

— Attends un peu. Reste près de moi d’abord. Il aimait à contempler le mur d’en bas pour commencer. À l’étudier. À s’imprégner de sa force et à laisser pénétrer son âme.

Il leva la tête et laissa son regard courir le long du mur, le plus loin possible. Il l’avait déjà fait dix mille fois, mais il ne s’en lassait pas.

L’immense mur qui entourait la Cité de Yissou était formé de gigantesques pierres noires et dures, hautes de la moitié de la taille d’un homme, deux fois plus larges et épaisses de la longueur d’un bras. Depuis plusieurs décennies, une armée de tailleurs de pierre y travaillaient de l’aube au crépuscule, tous les jours de l’année, découpant lentement et patiemment les énormes blocs dans une carrière située dans le ravin qui s’étirait à l’ouest de la cité, les taillant et les équarrissant avant de les polir. Des groupes dociles de vermilions halaient ensuite les charges massives à travers le plateau accidenté, jusqu’au bord du large cratère de faible profondeur qui abritait la cité. Chaque fois qu’un mégalithe arrivait devant l’emplacement qui lui était réservé le long du mur en continuel agrandissement, les ouvriers émérites de Salaman le mettaient en place en le hissant hardiment à l’aide d’engins de bois et de harnais faits de brins de larret tressés.

— C’est ici qu’un bloc de pierre est tombé, il y a cinq ans, dit-il en indiquant le mur de la tête.

À l’évocation de ce souvenir, il sentit l’amertume remplir son âme, comme chaque fois qu’il venait à cet endroit. Trois ouvriers avaient été écrasés par la pierre et deux autres avaient été condamnés à mort sur l’ordre de Salaman, pour l’avoir laissé tomber. Chham et Athimin, ses propres fils, s’étaient élevés contre la cruauté de la sentence, mais le roi était resté inflexible. Le jour même, les deux hommes avaient été emmenés pour être sacrifiés à Dawinno le Destructeur.

— Je m’en souviens, dit Biterulve. Et je me rappelle aussi que tu as fait exécuter les hommes qui ont fait tomber le bloc de pierre. Je pense souvent à ces pauvres ouvriers, père.

— Vraiment, mon garçon ? dit Salaman en lui lançant un regard étonné.

— Ils ont perdu la vie à cause d’un accident… Crois-tu que c’était vraiment un juste châtiment ?

— Comment tolérer une telle maladresse ? demanda Salaman en refoulant soigneusement sa colère. La construction du mur est notre objectif le plus sacré. Toute négligence doit être considérée comme un sacrilège.

— Le crois-tu vraiment, père ? demanda Biterulve en souriant. Il me semble que si nous étions parfaits en toutes choses, nous serions nous-mêmes des dieux.

— Épargne-moi tes subtilités, dit le roi en lui donnant une petite tape affectueuse sur l’arrière de la tête. Trois hommes ont perdu la vie à cause de la stupidité de ces deux maçons. Le contremaître Augenthrin a péri. Le mur était toute sa vie. Cela m’a fait mal de le perdre. Et qui sait combien d’autres victimes il aurait pu y avoir si j’avais laissé ces incapables continuer ? La pierre suivante m’aurait peut-être écrasé la tête. Ou bien la tienne.

Au vrai, il s’était interrogé sur la sagesse d’une sentence aussi rigoureuse au moment même où il la prononçait. Mais Biterulve n’avait pas à le savoir. La condamnation lui avait simplement échappé dans l’accès de fureur qui l’avait saisi en découvrant le spectacle navrant du magnifique bloc de pierre tout lézardé et inutilisable, duquel dépassaient six jambes ensanglantées.

Mais, une fois prononcé, un décret ne peut être révoqué. Salaman savait qu’un roi doit être juste et clément, mais qu’il se montre parfois d’une cruauté inconsidérée, car c’est également dans la nature du pouvoir royal. Et lorsqu’il est cruel, il lui faut prendre garde de ne point se faire surprendre à mettre en doute le bien-fondé de sa cruauté, sinon le peuple le regardera comme le pire de tous les despotes, un souverain fantasque. L’injustice même de cette sentence hâtivement prononcée la rendait impossible à annuler. C’est ainsi que le sang avait été expié par le sang dans cet épisode de la construction du grand mur noir de Salaman. Si le peuple s’en était inquiété, il n’avait jamais exprimé son mécontentement.

— Viens, dit Salaman. Montons.

En dix-huit points équidistants du périmètre, s’élevaient d’élégants escaliers de pierre qui donnaient accès à l’étroit chemin de ronde pavé de briques qui courait au sommet du rempart. Au début de leur construction, certains des fils et des conseillers de Salaman avaient trouvé l’existence de ces escaliers paradoxale, voire dangereuse.

— Jamais nous n’aurions dû les construire, père, avait déclaré Chham avec toute la gravité qu’il affectait en sa qualité d’aîné. Ils ne feront que faciliter la tâche des hjjk pour se répandre dans la cité s’ils réussissent à escalader le mur.

Et Athimin, son frère cadet, le seul autre fils que le roi avait eu de Weiawala, sa première compagne, avait fait chorus.

— Nous devrions les supprimer, père. Ils me font peur. Chham a raison, ils nous rendent trop vulnérables.

— Jamais les hjjk n’escaladeront le mur, avait répliqué Salaman. Mais nous avons besoin de ces escaliers afin que nos guerriers puissent arriver rapidement au sommet du mur si des assaillants tentent un jour de le prendre d’assaut.

Les jeunes princes n’avaient pas insisté. Ils savaient qu’il valait mieux éviter de s’engager avec leur père dans une discussion de ce genre. Salaman gouvernait la cité d’une main ferme et avec compétence depuis leur plus tendre enfance, mais, sur ses vieux jours, il devenait de plus en plus irascible et rigide. Tout le monde, y compris Salaman lui-même, avait conscience que le mur n’était pas un sujet à aborder dans le courant d’une discussion raisonnable. Le roi n’avait que faire de la raison quand il s’agissait du Grand Mur. Son unique préoccupation était d’en faire un ouvrage si haut que la question de l’escalade ne puisse plus se poser.

Pendant ses tournées matinales d’inspection, il choisissait un escalier différent chaque jour et redescendait invariablement par le deuxième escalier sur la gauche de celui qu’il avait pris pour monter, de sorte qu’il lui fallait six jours pour faire le tour complet des remparts. C’était un rite dont il ne déviait jamais, été comme hiver, sous la pluie comme sous le soleil. Il avait le sentiment que la sécurité de la cité en dépendait.

Biterulve commença de grimper les marches quatre à quatre ; Salaman le suivit à une allure plus digne. Arrivé en haut, il tapa du pied sur le pavement de briques du chemin de ronde qui couvrait les énormes blocs de pierre noire comme une épaisse couche de peau sur une musculature puissante.

— Sens-tu comme il est solide sous tes jambes, mon fils ? demanda Salaman en riant. Voilà un mur pour toi ! Voilà un mur dont on peut être fier !

Il posa le bras sur l’épaule du garçon et parcourut du regard les terres encore noyées dans la brume qui s’étendaient aux portes de la cité.

La Cité de Yissou avait été bâtie dans une vallée riante et fertile. Des montagnes aux versants couverts de forêts denses la bordaient au nord et à l’est, des collines arrondies s’élevaient au sud et un terrain âpre et onduleux s’ouvrait à l’occident, vers l’océan lointain.

La gigantesque cuvette occupée par la cité elle-même se trouvait au cœur d’une vaste prairie tapissée des deux variétés d’herbes, la verte et la rouge. Le pourtour de la dépression parfaitement circulaire était clairement délimité. Bien qu’incapable de le prouver, Salaman avait toujours été persuadé que le cratère était le point d’impact d’une étoile de mort qui s’était fracassée sur la Terre au début de la période de funeste mémoire nommée le Long Hiver.

Le bord de la cuvette était bien marqué, mais il n’offrait guère de protection contre des envahisseurs. C’est pourquoi, depuis trente-cinq ans, la construction du Grand Mur de Yissou se poursuivait sans relâche.

Salaman avait commencé les travaux dans le courant de la sixième année de la cité, la troisième de son propre règne qui avait commencé à la mort du premier roi de Yissou, le violent et ombrageux Harruel. Pendant son long règne, il avait vu le mur s’élever de quinze assises en la plupart des points du périmètre pour former un rempart cyclopéen ceignant la cité sur tout le pourtour de la cuvette.

Dans les premiers temps de la fondation de Yissou, une simple palissade de bois protégeait ce périmètre, sans grande efficacité. Salaman qui, à l’époque, n’était encore qu’un jeune guerrier, mais rêvait déjà de succéder à Harruel, avait fait le serment de la remplacer un jour par un infranchissable mur de pierre. Et il avait tenu parole.

Si seulement il pouvait être assez haut ! Mais quelle hauteur pouvait être considérée comme suffisante ?

L’assaut tant redouté des hjjk n’avait pas encore eu lieu depuis le début de son règne. Les insectes erraient dans la campagne avoisinante et il arrivait de loin en loin que de petites bandes d’une dizaine ou d’une vingtaine d’individus, s’étant écartées pour quelque insondable raison de leur avant-poste de Vengiboneeza, s’approchent de la cité. Mais ils demeuraient à la limite de la visibilité, petites taches noir et jaune, pas plus grosses à cette distance que des fourmis, leurs lointains ancêtres. Puis ils faisaient demi-tour et repartaient vers le nord, ayant satisfait la vive curiosité qui les avait poussés à venir jusque-là. Salaman pensait qu’il était vraiment impossible de comprendre les hjjk.

Ainsi, année après année, régnait ce que les insectes nommaient la paix de la Reine. Mais la paix de la Reine pouvait n’être rien d’autre qu’un piège, un mensonge, une illusion, une simple situation transitoire. Les hjjk pouvaient y mettre un terme à leur convenance. La guerre pouvait éclater à tout moment. Tôt ou tard, immanquablement, cela se produirait.

Comment pouvait-il se persuader qu’un mur de quinze assises était assez haut ? Il se représentait les hjjk construisant des échelles de plus en plus longues et franchissant son mur, quelle que fût la hauteur à laquelle il le haussait, même s’il devait s’élever jusqu’à la voûte du ciel.

— Je pense que nous allons le surélever, déclarait souvent Salaman avec un grand geste des deux bras. Encore trois assises, peut-être quatre.

Et les entrepreneurs et les maçons soupiraient. À mesure que le mur de Salaman s’élevait, tous les créneaux et les parapets, les échauguettes et les beffrois disposés le long de la muraille devaient être démantelés pour laisser la place aux nouvelles rangées de blocs de pierre, puis reconstruits, puis à nouveau détruits quand l’idée fixe de Salaman le poussait à exiger une ou deux assises de plus.

Mais ils s’y étaient habitués. Le mur était l’obsession du roi, son jouet le plus cher, son monument. Tout le monde savait qu’il continuerait de s’élever tant que Salaman serait roi. Ils n’auraient su que dire ni que faire s’il leur avait annoncé tout à trac un beau jour : « Le mur est terminé. Nous sommes à l’abri de toute attaque ennemie. Rentrez tous chez vous et cherchez une nouvelle occupation dès demain. »

Il n’y avait guère de chances pour que cela se produise. Le mur ne serait jamais achevé.

Le roi tapa derechef du pied, il se représentait les racines massives que le mur développait pour s’ancrer dans les profondeurs de la terre et il se mit à rire.

— Sais-tu ce que j’ai accompli, mon fils ? demanda-t-il à Biterulve. J’ai construit un mur qui durera un million d’années. Et même un milliard d’années. Le monde se développera et connaîtra un jour une grandeur à côté de laquelle la civilisation de la Grande Planète semblera dérisoire et, en voyant le mur, les gens diront : « C’est le mur de Salaman qui fut roi de Yissou quand le monde était encore tout jeune. »

— Le monde est-il vraiment jeune maintenant, père ? demanda Biterulve en prenant un air rusé. Je croyais qu’il était très vieux, que nous vivions ses derniers moments.

— C’est vrai, mon fils, mais pour ceux qui viendront après nous, notre époque semblera encore celle de la jeunesse.

— Quel âge a le monde, à ton avis ?

Le roi sourit intérieurement. Le garçon lui rappelait parfois Hresh, Hresh enfant, Hresh-le-questionneur.

— Le monde a au moins deux millions d’années, répondit-il avec un haussement d’épaules. Peut-être trois.

— Vraiment ? insista Biterulve. Mais si sept cent mille ans se sont écoulés depuis la Grande Planète, s’il y a eu avant cette civilisation une époque où les humains étaient les maîtres de la Terre et si, en des temps encore plus reculés, les humains n’étaient qu’une race parmi d’autres – comment le monde pourrait-il n’avoir que trois millions d’années ?

— Alors, c’est peut-être quatre millions, dit Salaman.

Cela l’amusait de voir quelqu’un argumenter contre lui de la sorte, mais seul Biterulve pouvait se le permettre.

— Cinq, si tu veux. Le monde se renouvelle perpétuellement. Il est jeune au début, puis il vieillit et il trouve une seconde jeunesse. Et quand il recommence à vieillir, l’homme regarde en arrière et évoque l’âge déjà presque entièrement oublié qui a précédé son époque, et il dit que c’était la jeunesse du monde, sans savoir que le monde avait déjà été vieux auparavant. Est-ce que tu me suis, mon fils ?

— Je crois, répondit Biterulve d’un ton narquois.

Salaman lui tapota virilement l’épaule et, sous le ciel qui allait s’éclaircissant, ils longèrent le chemin de ronde vers le sud, dans la direction du pavillon. C’était une construction en dôme, de pierre grise, lisse et luisante, qui s’élevait au-dessus du mur, à la hauteur du plus méridional des dix-huit escaliers.

Le pavillon était réservé à l’usage exclusif de Salaman. Il aimait à s’y retirer dans la solitude, parfois pendant plusieurs heures d’affilée, pour sa méditation matinale ou à d’autres moments de la journée.

À cet endroit, et à cet endroit seulement, le mur s’éloignait du bord du vieux cratère. Il s’écartait vers le sud afin d’englober une éminence du sommet de laquelle on distinguait la ligne de la mer occidentale, les forêts qui s’étendaient à l’orient et les collines bosselant le paysage au midi.

Au tout début, quand Harruel était roi, quand la palissade de bois était encore inachevée et quand la cité n’était encore composée que de sept huttes de guingois, abris précaires encadrés de plantes grimpantes, il arrivait fréquemment à Salaman de gravir cette éminence, seul le plus souvent, parfois accompagné de Weiawala, sa première compagne. Arrivé au sommet, il s’asseyait et rêvait à un avenir glorieux qui s’ouvrirait devant lui. La même vision lui venait sans cesse : la Cité de Yissou à l’apogée de sa grandeur et de sa splendeur, surpassant même l’antique Vengiboneeza des yeux de saphir ; une cité puissante, capitale d’un empire puissant s’étendant jusqu’à l’horizon et même au-delà, et gouverné non par les descendants du fruste Harruel, mais par les petits-enfants de Salaman.

Une partie de ce rêve s’était réalisée. Mais pas la totalité.

La cité s’était développée au-delà de ses limites premières, sans toutefois atteindre l’horizon. L’occupation de Vengiboneeza par les hjjk brisant son rêve d’un empire rayonnant vers le nord et l’est, et la mer formant une barrière infranchissable à l’ouest, l’expansion se limitait au sud. De petits villages d’agriculteurs commençaient depuis peu à pousser à quelque distance de la cité, mais seuls les plus rapprochés reconnaissaient l’autorité de Salaman. Les autres conservaient une indépendance assez floue ou même, pour les plus éloignés, se considéraient comme tributaires de Dawinno.

Salaman soupçonnait que sa cité ne faisait pas la moitié de la Cité de Dawinno fondée loin au sud par Hresh et Taniane, mais il avait encore le temps de bâtir un empire. Il lui arrivait encore, lorsqu’il se rendait dans le pavillon qu’il avait fait construire à l’endroit de ses rêveries de jeunesse, d’embrasser toute la contrée du regard et de songer à la splendeur que connaîtrait un jour son royaume.

— Je sens quelque chose d’étrange, père, dit brusquement Biterulve tandis qu’ils s’approchaient du pavillon.

— Quelque chose d’étrange ? Que veux-tu dire ?

— Quelque chose qui vient du sud. Qui s’approche de nous en ce moment même. Une force puissante. Je l’ai sentie toute la nuit et depuis mon réveil. Mais cette sensation est de plus en plus forte.

— Sais-tu, dit Salaman en riant, que j’ai perçu moi-même, précisément à cet endroit, quelque chose d’étrange, il y a bien longtemps de cela. C’était un après-midi ensoleillé et j’étais ici avec Weiawala. J’avais juste quelques années de plus que toi. J’ai perçu le grondement d’une armée en marche qui se dirigeait vers nous. C’était bien une armée de hjjk, une multitude d’insectes venant du nord et poussant devant eux un gigantesque troupeau d’énormes vermilions. Est-ce cela que tu sens, mon garçon ? L’approche d’une armée de hjjk ?

— Non, père, ce n’est rien de tel. Ce ne sont pas des hjjk.

Mais Salaman était plongé dans l’évocation du passé.

— C’était une grande migration et ils se dirigeaient droit sur nous. Le bruit était pareil à celui du tonnerre, le bruit du claquement de dizaines de milliers de sabots sur le sol. Puis ils sont arrivés… Mais nous les avons vaincus, nous les avons repoussés. Tu connais cette histoire, n’est-ce pas ?

— Qui ne la connaît ? C’est le jour où Harruel fut tué et tu es devenu roi.

— Oui. Oui, c’est ce jour-là.

Salaman songea fugitivement à Harruel, d’une rare bravoure au combat, mais trop fruste, trop ténébreux et trop violent pour faire un bon roi. Harruel qui s’était battu avec une grande vaillance, mais avait fini par succomber aux innombrables blessures que les hjjk lui avaient infligées. C’était si loin ! Le monde était encore si jeune !

— Viens avec moi, dit-il en passant de nouveau le bras sur l’épaule de Biterulve. Allons dans le pavillon.

— Mais je croyais que tu ne permettais jamais à personne de…

— Viens, répéta Salaman avec une pointe d’agacement. Je te demande de rester à mes côtés. Refuseras-tu mon invitation ? Viens avec moi et nous allons essayer de savoir ce qu’est cette impression étrange que tu affirmes ressentir.

Ils suivirent la courbe du mur en pressant le pas et entrèrent dans le petit pavillon. Ils s’avancèrent jusqu’à la fenêtre où ils restèrent côte à côte, les mains posées sur le rebord biseauté. Salaman était tout désorienté d’avoir quelqu’un avec lui dans le pavillon. Il n’avait pas souvenance d’une telle situation. Mais, en toutes circonstances, il était prêt à faire une exception pour Biterulve, seulement pour Biterulve.

Il tourna la tête vers le sud et laissa son âme prendre son essor et parcourir la campagne. Mais il ne perçut rien qui sortît de l’ordinaire.

Son esprit commença à vagabonder et à évoquer la nuit précédente. Il songea à Vladirilka, encore endormie dans le palais et – il en avait la conviction – à son prochain fils poussant déjà dans le ventre de la jeune femme. Elle n’avait encore que seize ans, la chair douce et l’esprit vif. Comme elle était belle, comme elle était tendre ! Et elle ne sera pas la dernière compagne que je prendrai, se dit Salaman. L’exercice de la royauté qui comporte de lourdes charges doit, en retour, avoir de belles compensations. Les dieux n’avaient jamais décrété qu’un roi devait se limiter à une seule compagne. En conséquence…

Tu t’es engagé dans une rêverie stupide, se dit-il, mécontent.

— Alors ? demanda-t-il en se tournant vers Biterulve. Perçois-tu quelque chose ici ?

Le garçon était penché en avant, tout le corps tendu, les narines palpitantes, la tête haute, comme quelque animal racé et tremblant tenu en laisse.

— De plus en plus fort, père. Au sud. Tu ne sens rien ?

— Non, dit Salaman. Rien.

Il fit appel à toute sa concentration et projeta son âme, explorant les terres qui s’étendaient au-delà du mur.

— Toujours rien… Attends !

Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Quelque chose venait d’effleurer son âme. Quelque chose d’insolite et de puissant. Les deux mains agrippées au rebord de la fenêtre, Salaman se pencha dans l’ouverture pour fouiller du regard la plaine méridionale encore noyée dans le brouillard.

Puis, dressant son organe sensoriel, il projeta sa seconde vue.

Un mouvement, au loin. Une tache indistincte et grisâtre, un petit nuage collé au sol, un point à l’horizon, près de l’endroit où le sol de la vallée commençait de s’élever vers les collines. La tache grossissait peu à peu, mais il était incapable d’en distinguer les détails.

— Tu le perçois, père ?

— Oui, maintenant, je le perçois.

Des hjjk ? Peu probable. Même à cette distance, Salaman en avait la quasi-certitude, car il ne percevait pas la moindre trace de leur âme sèche et austère.

— Je vois des voitures, père ! s’écria Biterulve.

— Ah ! Les yeux d’un jeune homme ! dit Salaman avec une moue désabusée.

Puis il les vit à son tour. Les voitures étaient tirées par des xlendis patauds et hauts sur pattes, à l’allure saccadée, désarticulée. Les hjjk n’utilisaient pas les xlendis comme bêtes de trait. Ils se déplaçaient à pied et, lorsqu’ils avaient de lourdes charges à transporter, ils utilisaient des vermilions. Non, ce devaient être des membres du Peuple qui venaient du sud. Peut-être des marchands de Dawinno.

Aucun convoi de Dawinno n’était attendu à cette époque de l’année. Celui du début de l’été était déjà arrivé et reparti ; celui de l’automne n’était pas attendu avant encore près de deux mois.

— Sais-tu qui ils sont ? demanda Biterulve d’une voix vibrante d’excitation.

— Ils viennent de Dawinno, répondit Salaman. Regarde les bannières rouge et or qui flottent au-dessus des toits. Une, deux, trois, quatre et cinq voitures qui arrivent par la Route du Sud. Voilà qui est véritablement étrange, mon garçon… Tu avais vu juste !

Mais était-ce vraiment des marchands ? Pourquoi des marchands viendraient-ils à cette saison, quand il n’y avait pas de marchandises à acheter ?

Les habitants de Dawinno avaient-ils été saisis d’un brusque désir de conquête ? Certainement pas. La guerre n’était pas le style de Taniane, et encore moins de Hresh. De toute façon, ces ridicules voitures tirées par des xlendis n’avaient pas l’air de véhicules militaires.

— Il y a quelqu’un de très puissant dans ce convoi, dit Biterulve. C’est son esprit que j’ai senti se rapprocher toute la nuit.

— Ce doit être une ambassade, murmura Salaman.

Il y a un problème quelque part, se dit-il, et ils viennent me voir pour m’entraîner dans cette affaire. Et s’il n’y a pas encore de problème, cela ne saurait tarder.

Il fit un signe à Biterulve et ils redescendirent. Puis ils sautèrent sur leurs montures et regagnèrent le palais. Il était encore très tôt. Le roi alla réveiller ses fils.

 

La lutte pour obtenir l’ambassade auprès du roi Salaman n’avait pas été sans rappeler l’agitation frénétique qui éclate lorsqu’un morceau de viande bien tendre est jeté dans une cage renfermant des stanimandres ou des gabools affamés. L’ambassadeur serait absent plusieurs mois ; il aurait amplement le temps de nouer des liens étroits avec le puissant Salaman ; il serait une personnalité marquante dans la conclusion de l’alliance entre les deux cités, quelle que fût sa teneur. Les personnages les plus en vue de Dawinno – Puit Kjai, Chomrik Hamadel, Husathirn Mueri, Si-Belimnion et quelques autres – commencèrent à postuler inlassablement cet honneur tant convoité.

Mais, en fin de compte, c’est Thu-kimnibol que Taniane choisit pour entreprendre le voyage vers le nord.

Elle prit cette décision non sans hésitation ni réticence, car Thu-kimnibol et Salaman s’étaient violemment querellés dans le passé, à l’époque où Thu-kimnibol vivait encore dans la cité fondée par son père, Harruel, et gouvernée maintenant par Salaman. Tout le monde était au courant. Ils avaient échangé des insultes et même des menaces, puis Thu-kimnibol avait pris la route du sud pour aller se réfugier dans la nouvelle cité de Hresh. Nombreux étaient ceux, et parmi eux Husathirn Mueri et Puit Kjai, qui estimaient que la décision d’envoyer Thu-kimnibol en mission diplomatique auprès de son vieil ennemi était pour le moins curieuse, sinon inconsidérée.

Mais Thu-kimnibol défendit sa cause avec éloquence en affirmant qu’il connaissait mieux que quiconque la nature du roi de Yissou et qu’il était le seul choix possible pour cette mission. Pour ce qui était de sa querelle avec Salaman, c’était de l’histoire ancienne, un épisode de sa jeunesse impétueuse, une affaire d’orgueil oubliée depuis longtemps et à laquelle Salaman n’attachait certainement plus aucune importance après tant d’années. Thu-kimnibol fit aussi savoir avec force qu’il aspirait à servir sa cité dans une entreprise nouvelle et exigeante afin de soulager le chagrin qu’il éprouvait encore de la perte de sa compagne. Rien ne pouvait mieux le distraire de sa douleur qu’une telle mission qui exigerait toute son énergie.

Mais c’est Hresh qui fit pencher la décision en faveur de son demi-frère.

— C’est l’homme qu’il nous faut, dit-il à Taniane, le seul qui soit capable de tenir tête à Salaman. Tous les autres sont des esprits étriqués, ce que l’on ne peut certainement pas dire de Thu-kimnibol. Et j’ai l’impression qu’il est devenu encore plus fort depuis la mort de Naarinta. Je trouve qu’il a maintenant quelque chose que je ne lui avais jamais connu… Oui, je sens une sorte de noblesse qui se développe en lui. C’est lui que nous devons envoyer, Taniane.

— Peut-être.

Le voyage de Thu-kimnibol fut précédé par des prières, un jeûne et une longue consultation avec Boldirinthe, car, à sa manière, c’était un homme pieux, fidèle aux Cinq Déités. D’aucuns laissaient entendre qu’il devait être quelque peu naïf pour conserver la foi à l’époque moderne, mais Thu-kimnibol n’avait que faire de ces racontars.

— J’invoquerai Yissou pour toi, bien entendu, dit Boldirinthe, le souffle court, en ouvrant le placard aux talismans.

C’était une grosse et robuste femme, d’un âge très avancé. Née dans le cocon, elle était l’une des dernières à avoir connu le Temps du Départ. Boldirinthe avait pris énormément de poids depuis quelques années et elle ressemblait maintenant à une bonbonne.

— Yissou, pour ta protection, poursuivit-elle. Et Dawinno pour t’aider à anéantir les ennemis qui pourraient croiser ta route.

— N’oublie pas Friit, dit Thu-kimnibol avec un sourire, pour le cas où ils seraient les premiers à frapper.

— Oui, bien sûr, Friit aussi, dit Boldirinthe en riant sans cesser de disposer les figurines sur la table. N’oublions pas la déesse Mueri, pour te consoler si jamais tu avais le mal du pays. Et Emakkis, pour pourvoir à tes besoins. Je leur demanderai à tous les Cinq de répandre leurs bienfaits sur toi, Thu-kimnibol. C’est plus sage. Dois-je aussi invoquer Nakhaba ? ajouta-t-elle, les yeux pétillants de malice.

— Suis-je un Beng, Boldirinthe ?

— Mais leur dieu est puissant. Et nous le vénérons maintenant au même titre que les autres. Nous ne formons plus qu’une seule tribu.

— Je me débrouillerai sans l’aide de Nakhaba, répliqua Thu-kimnibol, l’air imperturbable.

— Comme tu voudras. Comme tu voudras.

Boldirinthe alluma ses bougies et brûla son encens.

Le poids des ans lui était manifestement de plus en plus pénible à supporter. Thu-kimnibol se demanda si elle n’était pas malade. Une vieille personne si douce, qui avait peut-être un peu de malice en elle, mais pas la moindre méchanceté. Tout le monde l’aimait. Il n’était pas assez âgé pour avoir des souvenirs très précis de Torlyri, celle qui l’avait précédée dans sa charge, mais ceux qui avaient bien connu Torlyri affirmaient que Boldirinthe était digne de sa devancière, aussi douce et bienveillante qu’elle. Un jugement élogieux, car, même après tant d’années, les anciens parlaient encore de Torlyri avec une profonde affection. Torlyri avait été la femme-offrande du Peuple, du temps de Koshmar, d’abord dans le cocon, puis à Vengiboneeza, après le Départ. Mais quand le Peuple avait quitté Vengiboneeza pour entreprendre sa seconde migration, elle était restée dans l’ancienne capitale des yeux de saphir, car elle s’était éprise de Trei Husathirn, un guerrier Beng, et ne voulait pas l’abandonner. C’est alors que Boldirinthe était devenue femme-offrande à la place de Torlyri.

Thu-kimnibol avait de la peine à comprendre comment une femme aussi unanimement aimée que Torlyri avait pu mettre au monde un serpent comme Husathirn Mueri. Peut-être était-ce le sang Beng coulant dans ses veines qui avait fait de Husathirn Mueri ce qu’il était.

— Combien de temps, à ton avis, te prendra le voyage ? demanda Boldirinthe.

— Jusqu’à ce que j’arrive. Ni plus ni moins.

— Je me souviens de la Cité de Yissou. Il y avait en tout et pour tout sept misérables huttes de bois, on ne peut plus rudimentaires, y compris celle qu’ils appelaient le palais royal.

— La cité s’est développée depuis cette époque, dit Thu-kimnibol.

— Oui. Oui, je suppose. Mais le souvenir que j’en ai gardé est celui d’une petite agglomération qui ne ressemblait à rien. J’y suis allée une fois, tu sais. Nous avons traversé Yissou, sur le trajet entre Vengiboneeza et ici. Je t’ai vu là-bas. Tu étais encore un petit garçon. Pas si petit que cela, en réalité. Tu as toujours été grand pour ton âge, et courageux. Tu as tué des hjjk pendant une grande bataille qui a eu lieu à Yissou à cette époque.

— Oui, dit Thu-kimnibol avec indulgence, je m’en souviens aussi. Dois-je m’agenouiller devant toi, mère Boldirinthe ?

— Pourquoi Taniane t’a-t-elle choisi comme ambassadeur ? demanda-t-elle avec un regard rusé.

— Pourquoi pas ?

— Cela semble curieux. On m’a dit que tu avais eu un différend avec le roi Salaman. N’est-il pas vrai que tu fus son rival pour le trône de Yissou ? Et maintenant on t’envoie comme émissaire auprès de lui… Mais je me demande s’il te fera confiance. Ne va-t-il pas s’imaginer que c’est une nouvelle tentative pour lui ravir son trône ?

— C’est vraiment de l’histoire ancienne, dit Thu-kimnibol. Je ne veux pas de son trône et il le sait. Et même si je cherchais à l’en chasser, je ne réussirais pas. Si Taniane m’a choisi, c’est parce que je connais mieux Salaman que n’importe qui d’autre, sauf peut-être Hresh et Taniane, et ils ne peuvent tout de même pas partir eux-mêmes. Prie pour que je fasse un bon voyage, mère Boldirinthe, et prie aussi avec moi pour ma compagne Naarinta dont l’âme a entrepris de son côté un autre voyage. Ensuite, je me mettrai en route.

— Oui. Oui.

Elle commença l’invocation à Yissou, mais, au bout d’un moment, elle s’interrompit et s’absorba dans un silence si long que Thu-kimnibol crut qu’elle s’était endormie. Puis elle émit un petit rire.

— Je me suis accouplée une fois avec Salaman. Nous étions encore dans le cocon. Il était plus jeune que moi de quatre ou cinq ans. Ce n’était qu’un garçon de dix ou onze ans. Mais il était déjà plein de sève. Il est venu à moi… C’était un garçon très silencieux, à l’époque, un petit brun, très large d’épaules et doté d’une force incroyable. Il est venu à moi et il a posé les mains sur mes seins…

— Je t’en prie, Boldirinthe. Veux-tu…

— Et nous l’avons fait dans la salle de culture, Salaman et moi, à même le sol, roulant sous les vignes-velours. Il n’a pas ouvert la bouche. Ni avant, ni pendant, ni après. Il ne parlait pas beaucoup à l’époque. Ce fut notre unique accouplement, la seule occasion où nous nous sommes connus intimement. Après cela, il n’y eut plus que Weiawala pour lui et, de toute façon, moi, j’étais avec Staip. Si j’avais su que Salaman deviendrait roi un jour… Mais comment aurais-je pu le savoir, nous ne connaissions même pas ce mot…

— Mère Boldirinthe, dit Thu-kimnibol d’un ton insistant.

Il redoutait que la vieille femme continue de lui raconter toute sa vie et de dresser la liste de ses accouplements et de ses couplages depuis cinquante ans. Mais l’évocation des souvenirs était terminée et elle se concentrait maintenant sur sa tâche. Elle l’effleura délicatement avec son organe sensoriel, elle fit les Cinq Signes, elle prononça les paroles sacrées, elle brandit les talismans, elle fit entrer les dieux dans la salle et leur ouvrit l’âme de Thu-kimnibol. Ils lui apparurent et ils étaient si vivants, si réels qu’il les reconnut tous, bien qu’ils n’eussent pas de forme et ne fussent que de simples auras, des couronnes brillantes qui l’entouraient dans l’obscurité. Il reconnut la douce Mueri ; le féroce et implacable Dawinno ; Emakkis, le Pourvoyeur ; et puis Friit ; et enfin Yissou, celui qui le protégerait. Dans le sanctuaire de la salle des offrandes de Boldirinthe, il s’offrit aux Cinq Déités qui régnaient sur le monde et il plaça son âme sous la protection de leur présence divine. Il lui sembla sur le moment que cette communion était plus profonde que tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il goûta à la félicité et sentit une paix profonde et durable l’envahir.

Il se sentait enfin prêt à partir. Les dieux étaient avec lui, ses dieux, ceux qu’il comprenait et aimait. Ils sauraient le guider et le protéger pendant son long voyage vers le nord.

Thu-kimnibol n’avait que faire des doctrines nouvelles qui avaient surgi au sein du Peuple. Certains adoraient la race éteinte des humains… et professaient même que les humains étaient des dieux plus puissants que les Cinq. D’autres se prosternaient devant Nakhaba, le dieu Beng, et affirmaient eux aussi qu’il occupait aux cieux un rang plus élevé que les Cinq, qu’il était l’Intercesseur capable d’intervenir auprès des dieux en faveur des humains.

Il y en avait d’autres encore, surtout ceux de l’Université, la bande du vieux Hresh, qui parlaient d’un dieu supérieur à tous les autres, aux humains, à Nakhaba et aux Cinq. Ils l’appelaient le Sixième. Le Dieu-créateur. On ne savait rien de lui et ils disaient que l’on ne pourrait jamais rien savoir de lui, qu’il était essentiellement inconnaissable.

Thu-kimnibol ne savait vraiment que penser de toute cette profusion de dieux. Tous ceux qui n’étaient pas les Cinq lui semblaient superflus. Mais il lui était plus facile de comprendre le désir d’adorer d’autres dieux que la position des quelques individus qui, telle sa nièce Nialli Apuilana, semblaient ne croire à aucune divinité. Quelle morne existence ils devaient traîner sous le ciel hostile, sans le secours des dieux ! Comment pouvaient-ils le supporter ? Comment n’étaient-ils pas épouvantés à l’idée de n’avoir personne pour les protéger ? Aux yeux de Thu-kimnibol, c’était de la folie. Nialli Apuilana avait au moins une excuse : tout le monde savait que les hjjk lui avaient trafiqué le cerveau.

Il sortit lentement de sa communion et se retrouva affaissé sur la table de bois rugueux de Boldirinthe tandis que la femme-offrande remettait de l’ordre dans la pièce et rangeait les talismans dans le placard. Elle semblait contente d’elle ; elle avait dû percevoir l’intensité de la communion qu’elle lui avait préparée.

Il la prit dans ses bras sans rien dire. Il sentait son cœur déborder d’amour pour elle. Mais le pouvoir de la communion s’estompait peu à peu et il s’apprêta à partir.

— Méfie-toi du roi Salaman, dit Boldirinthe au moment où Thu-kimnibol allait sortir. Il est très malin.

— Je sais, mère Boldirinthe.

— Plus malin que toi.

— Je ne suis pas aussi stupide qu’on le pense, répliqua Thu-kimnibol en souriant.

— Il est quand même plus malin que toi. Crois-moi, Salaman est aussi malin que Hresh. Méfie-toi de lui. Il essaiera de te jouer un sale tour.

— Je connais bien Salaman. Nous nous comprenons.

— Il paraît qu’il est devenu violent et dangereux sur ses vieux jours. Qu’il détient le pouvoir depuis si longtemps que cela l’a rendu fou.

— Non, dit Thu-kimnibol. Dangereux, assurément. Violent, peut-être. Mais il n’est pas fou. J’ai fréquenté Salaman pendant très longtemps, quand je vivais à Yissou. On peut savoir si quelqu’un a la folie en lui ou s’il ne l’a pas. Salaman est équilibré.

— Nous nous sommes accouplés une fois, dit Boldirinthe. Je sais de lui des choses que tu ne sauras jamais. Il y a cinquante ans de cela, mais je n’ai pas oublié. C’était un garçon paisible, mais il avait une âme de feu et, en cinquante ans, le feu a le temps de tout embraser. Sois prudent, Thu-kimnibol.

— Je te remercie, mère Boldirinthe, dit-il en s’agenouillant pour embrasser l’écharpe de la femme-offrande.

— Sois prudent, répéta-t-elle.

 

En revenant de l’oratoire de la femme-offrande, Thu-kimnibol croisa Nialli Apuilana qui remontait la rue Minbain, une rue pavée et pentue. C’était une journée ensoleillée et un vent chargé de douces fragrances soufflait de l’ouest, là où des bosquets de sthamis aux feuilles dorées fleurissaient sur les collines dominant la baie. Nialli Apuilana portait un panier de victuailles et une bouteille de vin clair et piquant destinés à Kundalimon.

Elle avait maintenant l’esprit plus serein, mais pas encore totalement libre. Après son effondrement spectaculaire devant le Praesidium, elle s’était plus ou moins terrée chez elle, ne se montrant plus pendant des journées entières, ne sortant que pour se rendre deux fois par jour à la Maison de Mueri et retournant dans sa chambre dès que Kundalimon avait pris ses repas. Il lui était même arrivé certains jours de ne pas y aller du tout, laissant aux gardes le soin de le nourrir. Yissou seul savait ce qu’ils lui apportaient. Elle passait la majeure partie de son temps dans la solitude, méditant, broyant du noir, ressassant tout ce qu’elle avait dit devant le Praesidium, regrettant de ne pouvoir en retirer la moitié, et même plus de la moitié. Mais, en fin de compte, il lui semblait important d’avoir exprimé tout ce qu’elle avait sur le cœur. Les hjjk vus comme des insectes, les hjjk perçus comme des tueurs insensibles, les hjjk ceci, les hjjk cela… Ils n’en savaient rien, absolument rien ! Elle avait donc osé parler. Mais, depuis lors, elle avait l’impression, en montrant son cœur à découvert, d’être devenue vulnérable. Ce n’est que depuis peu qu’elle commençait à se rendre compte que presque personne n’avait eu connaissance de son éclat et que tous ceux ou presque qui en avaient été témoins avaient décidé de ne le considérer que comme une petite manifestation d’hystérie, le genre de crise qui n’avait rien d’étonnant de la part de Nialli Apuilana. Ce n’était certes pas très flatteur, mais cela lui éviterait au moins d’essuyer des quolibets dans la rue.

Elle était heureuse de voir Thu-kimnibol. Elle savait qu’ils étaient en désaccord sur tout ou presque, en particulier sur les hjjk, mais il y avait chez son imposant parent une force et une dignité qu’elle trouvait rassurantes. Et une certaine chaleur aussi. Les gens de guerre de noble extraction n’avaient que trop tendance à se donner de grands airs. Thu-kimnibol était beaucoup plus simple dans ses attitudes.

— Tu reviens de chez Boldirinthe, mon oncle ? demanda-t-elle.

— Comment le sais-tu ?

D’un mouvement de la tête, Nialli Apuilana indiqua l’oratoire de la femme-offrande qui s’élevait au sommet de la colline.

— Elle habite juste là-haut ; et la lumière des dieux est encore dans tes yeux.

— Tu vois cela, toi ?

— Oh ! Oui. Bien sûr.

Elle se sentit brusquement envieuse. Une telle sérénité, une telle assurance se lisaient sur le visage carré de Thu-kimnibol.

— Je te croyais athée, dit-il en souriant. Que sais-tu donc de la lumière des dieux ?

— Je n’ai pas besoin de croire à Yissou et aux autres pour voir que tu viens de toucher un nouveau monde. Et je ne suis pas aussi athée que tu l’imagines. Oui, je vois la lumière des dieux dans tes yeux. Elle brille d’un éclat aussi vif que celle d’un arbre-lanterne par une nuit sans lune.

— Tu n’es pas athée ? dit Thu-kimnibol d’un air sceptique. Tout compte fait, tu ne serais pas athée ?

— J’ai un culte qui m’est propre, répondit-elle, de plus en plus gênée par la tournure que prenait la conversation. Oui, une sorte de culte que je rends à ma manière. Et si ce n’est pas un culte aux yeux de certains, pour moi c’en est un. Mais je n’aime pas parler de cela. La foi est quelque chose de très intime, tu ne crois pas ? Je suis heureuse pour toi, acheva-t-elle avec un sourire éclatant, heureuse de savoir que Boldirinthe a réussi à t’apporter le réconfort dont tu avais besoin.

— Boldirinthe ! s’écria-t-il avec un petit rire. Boldirinthe a maintenant un pied dans le passé et le second dans l’autre monde. Ce ne fut pas très facile de retenir son attention, mais, à la longue, elle est parvenue à se concentrer et j’ai senti la présence des dieux. Je l’ai vraiment sentie. Ils étaient là, les Cinq, juste devant moi. Ils m’ont également été d’un grand réconfort pendant ma période de deuil. Ils m’ont toujours été d’un grand réconfort et le seront à jamais. Je te souhaite, à toi aussi, Nialli Apuilana, de connaître un jour cette joie. Tu vas rendre visite à ton hjjk ? ajouta-t-il en montrant le panier et la bouteille. Tu lui apportes quelques friandises ?

— Mon oncle ! s’écria-t-elle d’un ton offusqué. Ne le traite pas de hjjk !

— Eh bien, si ce n’est pas un hjjk, il paraît qu’il parle comme eux. Il ne s’exprime que par gargouillements et crachotements, m’a-t-on dit.

L’air enjoué, Thu-kimnibol commença d’émettre des sons âpres venus du fond de la gorge, une parodie grossière du langage hjjk.

— Pour moi, reprit-il, quelqu’un qui ne parle que le hjjk est un hjjk. Surtout s’il porte un talisman hjjk autour du cou, s’il pense comme un hjjk et se tient comme un hjjk… C’est-à-dire s’il marche comme s’il avait une longue perche dans le derrière.

— Si le fait d’avoir vécu en captivité chez les hjjk fait de vous un hjjk, alors je suis un hjjk moi aussi, répliqua Nialli Apuilana d’un ton empreint de gravité. Quoi qu’il en soit, Kundalimon a fait de gros progrès dans notre langue. Les mots lui reviennent et il commence à se souvenir qu’il fut autrefois l’un des nôtres. Ce n’est pas bien de te moquer de lui. Et indirectement de moi.

— Crois-tu ?

— Pourquoi as-tu tant de haine pour les hjjk, Thu-kimnibol ?

— Moi ? demanda Thu-kimnibol, comme si l’idée ne lui était jamais venue à l’esprit. Oui, peut-être. Mais pourquoi ? Laisse-moi réfléchir…

Une lueur de colère passa dans ses prunelles.

— Serait-ce parce qu’ils aimeraient restreindre notre territoire à une petite partie de la planète alors que nous devrions la contrôler dans sa totalité et parce que je suis indigné de cette exigence ? C’est peut-être bien cela. À moins que ce ne soit tout simplement une affaire personnelle ayant un rapport avec le fait qu’un jour, il y a bien longtemps, une bande de hjjk est arrivée à l’endroit où je vivais, quelque part dans le nord, à l’endroit même où je dois partir dans très peu de temps, et que ces hjjk ont attaqué la poignée d’innocents qui vivaient là-bas et en ont tué quelques-uns. Mon père fut une des victimes, tu sais. Peut-être est-ce la raison de ma haine.

Une petite rancune mesquine, un simple désir de vengeance.

— Non, Thu-kimnibol ! Je ne voulais pas dire que…

Thu-kimnibol secoua la tête. Il plia sa haute carcasse et posa tendrement les mains sur les épaules de la jeune fille.

— Je comprends, Nialli. Tout cela s’est passé bien avant ta naissance. Pourquoi en tiendrais-tu compte ? Mais restons en paix, tous les deux, veux-tu ? Évitons de nous chamailler de la sorte. Va voir ton ami et donne-lui son repas et son vin. Et prie pour moi, veux-tu ? Prie ton dieu, quel qu’il soit. Je pars demain pour les territoires du nord et j’aimerais que tes prières m’accompagnent.

— Elles t’accompagneront, dit-elle. Et toute mon affection aussi, mon oncle. Je te souhaite un bon voyage.

À son grand étonnement, elle se rendit compte que, si elle n’avait pas eu les mains prises, elle se serait jetée à son cou. Jamais elle n’avait éprouvé autant d’affection pour lui ; son oncle n’avait toujours été pour elle qu’une montagne de muscles, un colosse haut comme la moitié d’un vermilion et à peine plus intelligent. C’est du moins ce qu’il lui avait toujours semblé. Mais elle voyait brusquement Thu-kimnibol sous un jour différent, un être sensiblement plus complexe qu’elle ne l’avait cru, et plus vulnérable. Elle se mit soudain à trembler pour lui et lui souhaita intérieurement bonne chance.

Ce doit être la lumière divine émanant de lui qui produit cet effet sur moi, se dit-elle. Peut-être devrais-je aller voir Boldirinthe pour lui demander moi aussi une communion avec les dieux. Et je découvrirai peut-être enfin qu’ils me parlent, à moi aussi.

— Bon voyage ! répéta-t-elle. Que ta mission réussisse et que tu sois vite de retour parmi nous !

Thu-kimnibol la remercia et poursuivit son chemin tandis que Nialli Apuilana reprenait l’ascension de la colline vers la Maison de Mueri.

Le garde de faction devant la porte était Eluthayn, le frère cadet de Curabayn Bangkea. C’était un homme corpulent, au visage plat, coiffé d’un casque ridiculement voyant.

— L’envoyé des hjjk t’attend, dit-il à Nialli Apuilana quand elle ne fut plus qu’à quelques mètres de lui. Il a passé toute la matinée à demander pourquoi tu étais en retard aujourd’hui. Du moins, c’est ce qu’il me semble. Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’il baragouine.

Eluthayn Bangkea s’avança vers elle, la dominant de toute sa taille. Il s’approcha si près qu’elle reconnut en sentant son haleine l’odeur âcre des khamigs qu’il avait mangés le matin. Et elle se rendit compte avec stupéfaction qu’il la reluquait d’un œil égrillard.

— Je ne lui donne pas tort, reprit-il. Moi, cela ne me dérangerait pas d’être enfermé tout un après-midi dans une pièce avec toi.

— Mais que pourrions-nous bien nous dire, si nous devions passer tout un après-midi ensemble ?

— Il ne s’agit pas de ce que nous pourrions dire, Nialli Apuilana.

Il lui lança un autre regard concupiscent, encore plus accentué que le précédent, et se mit à rouler les yeux et à agiter vivement son organe sensoriel tout en approchant son visage du sien à le toucher.

Il était tellement ridicule qu’elle ne pouvait le prendre au sérieux. Une cour aussi maladroite et insistante ne pouvait qu’être une plaisanterie. Mais si c’était le cas, elle était du plus mauvais goût. Comment osait-il se conduire ainsi ? Il allait bientôt poser la main sur elle !

Elle sentit la colère monter brusquement en elle et lui cracha violemment au visage. Un filet de salive coula entre ses yeux écartés.

Eluthayn Bangkea la regarda, bouche bée, l’air consterné. Il s’essuya lentement la face, contenant à grand-peine sa colère.

— Pourquoi as-tu fait ça ? Tu n’avais pas besoin de faire ça !

— Les gens de ton espèce m’insupportent, dit-elle en se redressant fièrement.

— De mon espèce ? Qu’est-ce que cela veut dire, de mon espèce ? Je suis moi. Seul et unique. Et je ne te voulais pas de mal. Tu n’avais aucune raison de faire cela. Écoute, poursuivit-il en baissant la voix, serait-ce vraiment terrible si nous partions ensemble une heure, pour nous accoupler ? Même un garde peut donner du plaisir à la fille du chef, tu sais. À moins qu’il n’y ait pas de plaisir pour toi dans l’accouplement. Est-ce de cela qu’il s’agit ? Tu es trop fière pour t’accoupler, ou bien tu as trop peur ? Dis-moi où est la vérité.

— Je t’en prie !

Elle n’en croyait pas ses oreilles ; elle avait l’impression de vivre toute cette scène comme dans un rêve. Quelle humiliation ! Elle était tout à la fois sidérée, furieuse et au bord des larmes. Mais il était important de demeurer ferme dans une situation de ce genre.

— Suffit ! lança-t-elle en dardant sur le garde un regard noir. Quel bouffon vulgaire tu fais !

— Je sais que tu me feras châtier. N’est-ce pas ? Mais je leur dirai que tu m’as craché à la figure. Je n’ai pas porté la main sur toi, je t’ai simplement fait les yeux doux.

— Écarte-toi de mon chemin et laisse-moi entrer ! dit Nialli Apuilana d’un ton féroce. Et j’espère ne plus jamais te revoir !

L’air hébété, il lui ouvrit la porte. Les yeux baissés, elle le frôla en passant et pénétra dans le bâtiment. Dès qu’elle fut à une certaine distance de la porte, elle s’arrêta, toute tremblante. Elle était encore bouleversée et se sentait salie, souillée, comme si c’était lui qui lui avait craché au visage. Tout son corps vibrait de rage et d’indignation. Elle respira longuement à deux ou trois reprises et sentit que son pouls ralentissait quelque peu. Dès qu’elle eut retrouvé son calme, elle monta les trois étages et frappa à la porte de Kundalimon.

Elle s’ouvrit aussitôt et Kundalimon passa la tête dans l’embrasure. Il lui adressa un sourire timide. Ses yeux verts, si souvent froids et distants, semblaient briller ce jour-là d’une ardeur nouvelle. Nialli Apuilana sentit une telle innocence et une telle douceur émaner de lui qu’en quelques instants elle chassa de son esprit le souvenir de la scène lamentable qui venait d’avoir lieu à l’entrée.

— Tu es enfin venue me voir ! s’écria Kundalimon d’une voix vibrante de joie. Bien. Très bien. Te voilà enfin. Tu me manques, Nialli Apuilana, tu me manques beaucoup. Je compte tout le temps les heures.

Il la prit par le poignet et l’attira doucement dans la pièce avant de refermer la porte. Il prit la nourriture et le vin, et s’accroupit pour les poser par terre. Quand il se releva, il demeura silencieux pendant quelques instants, les yeux rivés sur ceux de la jeune fille, puis il lui reprit le poignet.

Il y a quelque chose de différent chez lui aujourd’hui, se dit-elle. Quelque chose de nouveau et de bizarre.

— Je réfléchis, commença-t-il d’une voix hésitante. À ce que je ressens, tu comprends ? Je suis tellement seul. Le Nid est… si loin. Le penseur du Nid, la Reine… Si loin. Partout autour de moi il n’y a que le peuple de chair.

Elle sentit son cœur déborder de compassion.

— Ne t’inquiète pas, dit-elle impulsivement, tu vas bientôt rentrer chez toi.

— C’est vrai ? C’est vrai ?

Il eut l’air abasourdi en entendant ces mots et elle-même en fut toute surprise. Était-il prévu de le relâcher ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Thu-kimnibol avait parlé de le renvoyer dans le Nid pour signifier à la Reine le refus de la signature du traité, mais Taniane n’avait pas fait savoir si elle se rangeait à son avis. Elle pensait plus probablement que Kundalimon, sa captivité terminée, recommencerait simplement à mener une existence normale dans sa cité natale, comme si son absence n’avait duré que quelques semaines ou quelques mois.

Puisque les paroles de réconfort dont il semble avoir tellement besoin aujourd’hui viennent de franchir mes lèvres, se dit-elle, autant aller jusqu’au bout. Dis-lui ce qu’il a envie d’entendre.

— Bien sûr que tu vas rentrer chez toi. Tu porteras à la Reine un message de notre chef. Ils te laisseront bientôt partir, j’en suis certaine.

La main de Kundalimon accentua son étreinte sur son poignet.

— Alors, tu viens avec moi ?

Elle ne s’attendait assurément pas à cela.

— Moi ?

— Nous partons ensemble. Cet endroit n’est pas fait pour toi. Tu as la vérité du Nid en toi ! Je le sais. Tu as connu l’amour de la Reine !

Il tremblait violemment. Son organe sensoriel se balançait lentement de part et d’autre de son corps, et il s’humectait sans cesse les lèvres du bout de la langue.

— Toi et moi… Toi et moi, Nialli Apuilana… Nous… nous appartenons au Nid. Oh ! Viens ! Viens près de moi…

Que Mueri me vienne en aide, songea-t-elle désespérément. A-t-il envie d’un couplage ?

Peut-être. Les dernières semaines, à mesure que sa maîtrise de la langue s’affirmait, leurs rapports étaient entrés dans une nouvelle phase qui semblait devoir atteindre ce jour-là son point culminant. Il était indiscutablement beaucoup plus ouvert qu’il ne l’avait jamais été avec elle et il éprouvait assurément une envie impérieuse, urgente et tout à fait nouvelle. Tout son comportement l’attestait, aussi bien l’expression de son regard que les mouvements de son organe sensoriel et même l’odeur âcre qui se dégageait de son corps.

Mais était-ce un couplage qu’il désirait ?

Elle s’interrogeait. Elle n’avait pas oublié le jour où, au tout début de leur relation, elle avait effleuré son organe sensoriel et avait commencé de l’entraîner sur la voie de la communion du couplage. Il avait eu une réaction de terreur, voire d’horreur, comme s’il ne pouvait supporter l’idée même de la fusion qu’elle lui proposait, comme si la pensée de s’unir avec quelqu’un qui n’était pas du Nid lui répugnait au-delà de toute expression.

D’un autre côté, ils se connaissaient beaucoup mieux maintenant. Kundalimon semblait s’être persuadé qu’elle était véritablement du Nid. Pas au même degré que lui, certes, mais qu’elle avait reçu l’empreinte du Nid, que l’âme du Nid habitait son enveloppe de chair, tout comme la sienne. En conséquence, il ne voyait plus en elle un être d’une nature différente, un ennemi de sa race. Et, dans ce cas…

Il lui lança un regard implorant. Elle lui sourit et leva son organe sensoriel avec lequel elle effleura à peine celui de Kundalimon.

— Non, dit-il aussitôt en plaçant son appendice hors de portée. Pas… le couplage. Non. S’il te plaît… Non.

— Tu ne veux pas ?

— J’ai peur. Encore. C’est trop fort, le couplage.

La Reine du printemps
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